Portrait de membre : Coralie Robert, Docteure en sociologie et chercheuse

Publié le 23 juin 2023


Sociologue chercheuse, Coralie Robert travaille depuis plusieurs années avec les sciences humaines et sociales autour des questions de transitions et de précarités énergétiques.

> Quel est votre parcours et qu’est-ce qui vous a conduit à intervenir sur la précarité énergétique ?

Après des études de sociologie, je me suis orientée vers un master d’urbanisme opérationnel à Bordeaux pour avoir une approche plus tournée vers le terrain. Je suis ensuite devenue conseillère mobilité au sein de Wimoow, une association qui intervient pour lever les freins financiers ou encore psycho-sociaux à la mobilité des personnes en insertion sociale et professionnelle. J’ai ensuite réalisé une thèse financée par l’Ademe sur les injonctions, en matière de sobriété énergétique dans le logement, adressées aux publics fragiles et sur les stratégies que ces derniers développent[1]. J’ai donc en premier lieu abordé le sujet de la précarité énergétique sous l’angle du rapport à l’énergie des personnes précaires, puis, dans le cadre d’un post-doctorat, celui de la rénovation énergétique des logements détenus par des propriétaires bailleurs, donc plutôt dans le parc locatif privé.

Depuis septembre 2022 je travaille en tant que chercheuse au sein d’Eco Co2, une entreprise qui mène des programmes d’accompagnement des citoyens et des organisations (entreprises et collectivités) sur les économies d’énergie et la mobilité durable. J’interviens notamment sur des projets de recherches visant à identifier les biais, les freins et les leviers au changement de comportement, à comprendre quels types de messages apporter et comment accompagner le public à maitriser l’énergie.

> Dans quel contexte s’inscrivent vos travaux sur les injonctions aux économies d’énergie auprès des plus précaires ? Qu’est-ce qui vous a amené à appréhender ces questions ?

Initialement, les formations et les accompagnements que je menais en tant que conseillère mobilité m’ont amené à me questionner sur ma propre posture : est-ce que je ne suis pas en train de diffuser des messages injonctifs à des publics qui ont des marges de manœuvre déjà limitées ? J’ai donc essayé de comprendre, au travers de mes travaux, le paradoxe maintenant bien connu dans le domaine de la précarité énergétique : communiquer auprès des plus précaires qui ne sont pas les plus consommateurs d’énergie alors même qu’il n’y a pas de communication institutionnelle ou très peu d’actions qui sont menées auprès des plus gros consommateurs, que ce soit les particuliers les plus aisés ou les entreprises énergivores et polluantes. Le postulat de départ était donc de décrypter pourquoi on allait encore et toujours vers ces publics les plus « captifs », ce qui est d’ailleurs une des réponses à la question. Avec, dans le même temps, les arguments du « double éco », cette espèce de jeu autour de l’écologique et de l’économique. On parle d’éco-appartement, d’éco-gestes… L’idée était de questionner la justification de ces injonctions, en plus de voir comment les messages étaient reçus par les personnes et comment ils s’en sont saisis.

A partir de là j’ai réalisé une enquête de terrain de 2016 à 2018. J’ai observé des ateliers collectifs menés dans l’Eco-appart’ de Nantes[2] et mené des entretiens directs avec les participants. J’ai également travaillé en terrain « neutre » où il n’y avait pas d’actions à ce moment-là en réalisant du porte-à-porte dans le quartier des Quatre routes à la Courneuve.

> Que vous ont appris ces observations ?

J’ai d’abord essayé de revenir sur la construction historique de cette figure du ménage précaire par rapport à l’énergie et à sa gestion du budget. Il y a une construction de l’image du plus précaire comme quelqu’un ayant besoin d’être accompagné, qui est en attente d’information. Dans cette logique, si on lui donne l’information, on considère qu’il va mettre en place les bonnes pratiques et qu’il va régler ses problèmes. Or ce n’est pas si simple et cela vaut pour d’autres sujets promouvant le changement de comportement, comme l’arrêt du tabac par exemple.

J’ai aussi essayé de décrypter les stratégies développées par les personnes pour faire face à la fois à la précarité énergétique (sensation de froid, inconfort, peur des factures) mais aussi aux injonctions des bonnes pratiques qui leur étaient adressées. Ils peuvent tirer profit de ces injonctions pour se revaloriser socialement, s’identifier au discours écologique. Je pense notamment à des entretiens où certains pouvaient dire « en fait moi tout ça je le fait déjà ! ».

Les personnes peuvent également prendre de la distance, se méfier de celui qui émet le discours ou critiquer les messages diffusés. Par exemple, ils peuvent considérer qu’une intervention d’EDF est une action commerciale, critiquer l’injonction de chauffer à 19°C alors qu’il fait 23°C dans le local associatif ou encore le fait qu’un data center est en train d’être construit à côté de chez eux et qu’on leur dise de faire attention à leur consommation d’énergie…  Toutes ces contradictions peuvent être mises en avant pour justifier le fait que tous les éco-gestes ne peuvent pas forcément être mis en place, à la fois dans les habitudes du quotidien et budgétairement (acheter un équipement neuf avec une bonne étiquette énergie par exemple). Il faut d’ailleurs pouvoir dépasser l’approche basée uniquement sur la ressource financière, et montrer qu’il y a aussi d’autres ressources matérielles, sociales, physiques, etc. à mobiliser et qui ne sont pas toujours toutes disponibles, surtout pour les plus précaires. Typiquement, se chauffer au bois est quand même plus facile si on est valide, de même que réaliser des démarches en ligne, majoritaires aujourd’hui, est plus facile si on a internet, un ordinateur et des connaissances dans le domaine.

L’étude a pu montrer aussi comment les personnes peuvent elles-mêmes être leaders, retranscrire les éco-gestes auprès de groupes de pairs, de personnes dans la même situation qu’elles, et comment elles peuvent se distinguer, se valoriser, et rediffuser de nouvelles normes de consommation.

> Comment les acteurs de terrain, porteurs de dispositifs de sensibilisation, peuvent-ils se saisir de vos observations pour assurer leur bonne réception par le public ?

La posture du chercheur est toujours difficile, dans un entre-deux où les acteurs de terrain demandent des éléments très concrets pour communiquer alors même que la thèse va avoir une approche critique sur le fait de développer des argumentaires sur les éco-gestes. Cette étude est un outil de réflexion ou d’aide à la décision qui permet d’identifier les points d’attention ou ce qui peut poser problème.

Pour prendre le cas de l’Eco-appart’ de Nantes, les acteurs qui interviennent dans ce lieu ont fait évoluer leur réflexion sur le sujet et questionnent leur posture auprès des ménages. Par exemple, ils adoptent une approche plus collective que le changement individuel des habitudes et l’axent sur le recours aux droits, en abordant la question du démarchage abusif par exemple, ou en organisant des ateliers sur « les petits travaux pour 50 euros » où il s’agit de donner des conseils pratico-pratiques pour améliorer son quotidien.

> Vous avez également travaillé plus récemment sur la rénovation énergétique du parc locatif privé, pouvez-vous nous en dire plus ?

Effectivement une étude est en cours dans le cadre d’un projet financé par l’Agence nationale de la recherche avec plusieurs partenaires et notamment EDF R&D, l’Ecole des Ponts et l’Ecole des Mines. L’objectif est notamment de mesurer l’impact des travaux ou de bouquets de travaux sur le diagnostic de performance énergétique (DPE), dont un axe porte sur la rénovation énergétique dans le parc locatif privé. L’idée consiste à essayer de comprendre ce qui motive ou freine les propriétaires bailleurs à réaliser des travaux de rénovation énergétique. Et le cas échéant, quels types de travaux, de quelle ampleur et quel gain en terme d’étiquette énergie. Le souhait est aussi de questionner leur rapport avec le DPE dans un contexte de réglementation plus contraignante qui s’impose aux bailleurs aujourd’hui sur l’interdiction de location ou d’augmentation des loyers des passoires énergétiques.

Dans ce cadre, une enquête a été réalisées auprès de 45 bailleurs privés en France métropolitaine début 2022, donc en amont de la mise en application des mesures de la loi Climat et résilience, afin de mesurer leur inquiétude à l’approche des nouvelles contraintes et si elles avaient permis d’engager ou non des travaux. L’étude n’est pas encore tout à fait terminée et des résultats devraient être diffusés d’ici 2024.

> Qu’y a-t-il derrière l’image du « propriétaire bailleur » ?

C’est comme les « précaires énergétiques », c’est une expression très générale alors qu’il y a derrière beaucoup de situations très complexes et très différentes. Il n’y a pas une image uniforme du bailleur : c’est par exemple l’artisan qui a acheté un bien locatif pour compléter sa retraite, ce qui n’est pas le modèle majoritaire, en tout cas pas le modèle unique. Il y a aujourd’hui aussi beaucoup de bailleurs qui sont très professionnalisés avec tout un mouvement récent de recherche d’autonomie financière : des personnes de 40-50 ans avec de très hauts revenus qui cherchent rapidement à se constituer un patrimoine pour se détacher du salariat. L’étude a justement essayé de définir une typologie de profils de bailleur afin d’identifier, selon le profil, les préoccupations, les stratégies de gestion des biens et les choix de typologie de bien.

> Comment ces bailleurs appréhendent-ils la nouvelle réglementation sur la location des logements F et G ?

Certains profils vont être plus volontaires pour engager des travaux, parfois très ambitieux sur le plan énergétique, et d’autres non. Certains vont coupler la volonté d’avoir des logements de très bonne qualité à une approche sociale (ce qui n’est pas une majorité), et d’autres expriment que si ils engagent des travaux de plusieurs dizaines de milliers d’euros, effectivement ils revaloriseront le loyer, ce qui pose aussi question sur le devenir des locataires, en lien avec le devenir des biens et des bailleurs.

Les bailleurs qui n’ont pas les reins assez solides financièrement pour engager des travaux sortiront peut-être de la filière : ils abandonneront l’activité de location au profit de bailleurs qui ont des capacités d’endettement ou un budget plus conséquent, qui sont plus professionnalisés et qui vont acquérir de plus en plus de biens. Certains recherchent même volontairement des biens de faible qualité énergétique pour justement  faire des travaux. Il  y a un vrai jeu de reconfiguration du marché locatif privé qui peut avoir des enjeux et des répercussions importantes aussi pour les ménages précaires.

Au-delà de la nouvelle réglementation, l’étude a essayé de comprendre la complexité que sous-tend la rénovation énergétique dans le parc locatif privé, puisqu’il ne suffit pas simplement de dire aux bailleurs de rénover pour qu’ils le fassent.   

> Quels mécanismes sont à l’œuvre dans le passage à l’action des propriétaires bailleurs en matière de rénovation énergétique ?

Les résultats de l’étude ne sont pas encore stabilisés dans l’analyse mais on peut déjà émettre quelques éléments, différents selon les profils de bailleur.

Si le propriétaire est dans une logique patrimoniale avec une volonté de garder des biens en bon état et facilement transmissible à ses descendants, il pourra être sensible au fait que des travaux viendront valoriser son bien. Pour ceux qui ont peu de ressources propres ou de capacité d’endettement supplémentaire pour lancer des travaux, les enjeux seront plutôt liés aux aides financières.

Il est intéressant de regarder aussi l’impact du contexte géographique. Par exemple en zone rurale où des biens peuvent coûter moins de 5 000€ à l’achat, l’enjeu n’est pas du tout le même de penser 45 000€ de travaux pour ce bien que pour un autre acheté 300 000€ dans une métropole. Il y a un enjeu d’équilibre financier avec un vrai problème de financement de la rénovation : il est en effet plus facile d’emprunter 50 000€ pour faire effet de levier et acheter un bien locatif, qu’emprunter 50 000€ pour faire des travaux sur un logement dont vous êtes déjà propriétaire. Or les bailleurs n’ont pas tous en fonds propres de quoi réaliser une rénovation énergétique et ceux qui en ont largement les moyens peuvent préférer acheter d’autres biens et les faire fructifier. Il y a tout de même depuis cette année la possibilité de doubler le déficit foncier pour les bailleurs qui mènent des travaux de rénovation énergétique, c’est un outil qui leur fait beaucoup écho.

Certains bailleurs regrettent aussi que l’auto-rénovation ne soit pas suffisamment incitée financièrement, notamment les plus modestes qui réalisent beaucoup les travaux eux-mêmes ou ceux pour qui les contraintes liées à certaines aides financières (plafonnement des loyers par exemple) peuvent déséquilibrer l’opération financière.

Interview réalisée le 28/02/2023 pour le RAPPEL.


[1] Coralie Robert. Faire face à l’expression d’un impératif de sobriété énergétique : du conseil à l’injonction, les stratégies de ménages précaires en France. Sociologie. Université de Paris Nanterre, 2021.

[2] Pour en savoir plus sur l’Eco appart’ : « Bilan partagé des membres du réseau de l’éco appart de Nantes », Avril 2021.

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Portrait de membre

Coralie Robert, Docteure en sociologie et chercheuse

RAPPEL, Juin 2023

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